lundi 19 avril 2010

Le cul de ma femme mariée - Chapitre 37

Didier de Lannoy
« Le cul de ma femme mariée », roman, Quorum, 1998...
El culo de mi mujer casada - De kont van mijn getrouwde vrouw - Evunda ya mwasi na ngai ya libala
Extraits


37


Suisse. Lausanne. Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (C.H.U.V.). Service d’urologie dirigé par le professeur Hans J. Leisinger. Service de médecine interne dirigé par le professeur Pascal Nicod.

Hôtel Beau-Rivage, au bord du lac Léman (15 chambres à 400 francs suisses la nuit, une suite à 1.900 francs) (suisses). Des parentaux, des courtisans, des porteurs de valises de billets de banques, des dirigeants de sectes, des féticheurs et des voyants, des rabatteurs et des courtiers véreux, des vendeurs de faux vaccins et de médicaments périmés, des gardes du corps, des femmes commerçantes, des infirmières et quelques journalistes. Des flics et des informateurs de toutes les marques, de toutes les obédiences. Des patrons d’officines de mercenaires. Un représentant de M. Ulrich Pfister, directeur du Crédit Suisse (deuxième plus grande banque de la Confédération). Charles Pasqua venu donner une conférence sur l’Europe à Lausanne.

Le Pape est apparu en public dimanche, pour la première fois depuis son opération de l’appendice, pour saluer les fidèles depuis la fenêtre de sa chambre, au 10ème étage de la polyclinique Gemelli à Rome. Visiblement fatigué, ayant des difficultés à se mouvoir.

C’était il y a 10 ans, à Kinshasa (ex-avenue du Comité urbain, n°16) (avenue Major Vangu). Tu ne supportais plus que je t’écrive alors que je t’avais dans mon lit. Djuna était là (Djuna-qui-sait-tout) (mais ne reconnaît jamais personne !). Lianja aussi (depuis peu) (déjà futé). Enfants en jachère ! Il n’y avait plus de place pour la littérature.

Nous devions simplement nous aimer et continuer à vivre, sur la terrasse, avec tous nos copains, au Congo-Zaïre, pour toujours ! (Et je ne supportais plus que tu essaies de lire par dessus mon épaule !) (mon passé simple, mon imparfait et mes temps composés) (et que tu dormes avec ta petite culotte) (que tu fouilles dans mes tiroirs et mes classeurs) (que tu renverses le contenu de la corbeille à papier et que tu en fasses l’inventaire) (que tu renifles le fond de mes poches et de mes anciens slips).

Nous avons décidé de tout brûler, tes textes et les miens (2 grosses valises pleines de manuscrits, que je cachais dans la maison d’en face, avenue du Comité urbain n° 27, sur une étagère, au fond de la salle d’archives[1]) (plus de 20 ans de graffitis). C’était un 21 juillet, il fallait fêter ça ! C’était gai, non ?

(Elle me soupçonnera plus tard d’avoir triché, d’avoir épargné quelques rivales) (de les avoir sauvées des flammes) (ce n’est pas exact) (mais effectivement il y a eu des survivantes).

- Tu calcules tout, même tes cuites !

- Chuut !

(Lynx ou renard, je n’ai plus d’innocence ? oh !).

A la même date (ou presque), j’ai cessé de prendre des crocodiles (2 gélules vertes le matin, 2 le midi, 2 le soir). Tous mes feux se sont éteints. Le socialisme a été assassiné et McDonald’s ne m’a pas fait rêver[2].

Je suis devenu un petit-bourgeois ordinaire, un bureaucrate normalisé (hargneux, anxieux), un fonctionnaire réintégré, fédéral et bruxellois (paresseux, fraudeur et alcoolique ?), un macho pesant et besogneux, maussade (il n’y a plus de savon dans la salle de bain ! ni même de dentifrice), vicieux (tu pourrais me dire pourquoi tu laisses toujours le feu allumé sous une casserole vide ?), odieux ?

J’ai cessé d’être gai. J’ai cessé d’être drôle. Les utopies fermées, délocalisées, vendues par appartements. Les blennorragies passées de mode. Il n’y a plus de happy-land dont il suffirait de retrouver le code ?

Les hirondelles volent en rase-mottes, la gueule ouverte (percutent, défoncent, s’encastrent). Aujourd’hui, je m’appelle Vieux. J’ai toujours autant de choses à te dire. Ilunga Lupuishi vient de mourir (Baudouin Kalonji, Dalienst, Monsieur Longue) (en près d’un mois), et ça devient pressant.

Je voudrais t’écrire des phylactères, des post-it ou des cartons de bière, des menus de restaurants chinois, des minijupes au ras des fesses, des questionnaires, une oraison funèbre, des conclusions d’appel, des annuaires téléphoniques (de Belgacom ou de l’ONPTZ), des B.I. de l’Agence Nationale de Documentation, un inventaire de biens meubles et d’effets divers[3] (emportés par la tempête !) (les plate-formes pétrolières dérivant avec 67 personnes à bord, 14 croix arrachées et replantées à l’envers), des manifestes littéraires, un testament politique, un thriller érotique américain, des tracts syndicaux, des modes d’emploi d’antibiotiques, des petites annonces de journaux, des recettes de cuisine marocaine (sénégalaise ou ivoirienne), des spots publicitaires, des feux d’artifice, des flashs télévisés, un permis d’inhumer.

Je voudrais t’écrire un labyrinthe, une cuite, un tourbillon. Je voudrais que tu tombes de l’arbre. Je voudrais t’écrire un chat sauvage, des toiles d’araignée, un filet de pêche, des ruades de cheval, des clins d’yeux, des pets de Pape, des claquements de doigts, une diarrhée verbale. Je voudrais t’écrire un oeuf dur et des chaussures délacées.

Le Royaume fédéral de Belgique prend l’eau et se noie de toutes parts (on met des seaux, on surélève les meubles). Dans quelques années, je sentirai la bûche mouillée. J’ai toujours autant de choses à te dire et j’ai de moins en moins de mots pour les dire.

Je perds des mots comme un arbre perd ses feuilles à l’automne (aime-t-on moins quand on bande moins ?) (quand les zizis rabougrissent et se racrapautent) (que les mamelles se dessèchent, que les tétons racornissent et que le ventre se chiffonne). La mémoire aussi s’éloigne. Chaque jour, je dois creuser plus profond. Des mots glissent, se cassent la gueule dans l’escalier, se bousculent à la porte mais n’en trouvent pas la clef. Des mots dérapent à la sortie d’un virage, percutent un poteau électrique, défoncent la vitrine d’une boutique de mode, s’encastrent dans le mur de la buvette du club de football local. Des mots s’étranglent, s’asphyxient, meurent.

Les bourgeois enlèvent et violent les enfants des ouvriers. Les gens du château forcent les enfants des vilains (fracturent les bassins des garçonnets, font couler le sang des vierges) (les ogres !). Les Blancs mangent les enfants des Noirs (mindele ngulu !).

Les Mercedes, les Porsche et les B.M.W., les Range-Rover climatisées rôdent à la lisière des favelas de Kinshasa (de Manille, de Bombay, de Lagos, de Dakar, de Jo’burg ou de Mexico) (à la Cité-Djmanfou, sur les hauteurs d’Alger) (ou à l’entrée d’un bidonville de Diadema, dans la banlieue industrielle de Sao Paulo).

Les touristes des pays riches choisissent sur catalogue les enfants des pays pauvres (réservent, commandent, prennent en location) (achètent, revendent, échangent) (enferment dans des bordels et des couvents) (épousent !).

Je n’ai pas envie de te parler de Marc Dutroux, de Michel Nihoul. Ni du juge Jean-Marc Connerotte.

Je te parlerai plus volontiers d’une enfant du quartier, Loubna Benaïssa, 9 ans, kidnappée le 5 août 1992, entre la maison de ses parents, rue Gray, et le supermarché Aldi de la rue Goffart. Loubna Benaïssa, abandonnée de tous, dans une Belgique qui a longtemps nié son existence, jusqu’à la nausée.

Et de sa soeur Nabela (qui nous raconte comment ses parents ont dû faire la file au commissariat de police d’Ixelles-Elsene) (et attendre plus d’une heure) (devant le guichet) (sur un banc de bois) (comme s’ils étaient venus déclarer le vol d’un portefeuille) (comme s’ils étaient coupables).

Gérant de vidéoclub, moniteur de kayak, éducateur social, je bute sur mes propres mots, je trébuche, je rabougris. Et j’ai perdu beaucoup de mots (comme on peut perdre beaucoup de sang). Les mots dont j’ai besoin pour acheter du pain, faire le beau, demander mon chemin, commander à boire, envoyer des voeux, répondre au téléphone. Les mots qui me permettent de vivre avec d’autres personnes, de leur parler (et d’avoir le droit de me taire). Des phrases entières. Des pans du dictionnaire. Et la grammaire et la ponctuation. Le pourquoi et le comment. Le nom des choses. Le nom des lieux. Le nom des gens. Les visages.

J’ai aussi perdu l’orthographe, comme j’ai perdu mes certitudes (merci à JPJ de bien vouloir me la) (les) (retrouver, un jour ou l’autre, et de la) (les) (ramener à la maison ?).

Merci. Et les mots qui me restent, je n’arrive même plus à les guider, à les conduire quelque part, où je veux. Je roule sur mes réserves. Mes provisions s’épuisent. Je serai bientôt en panne de mots.

Putana ! J’ai encore besoin d’un sacré coup de déprime !

Mais parfois, ça m’emmerde de mourir tous les jours (étouffé, noyé, brûlé vif) (et pourtant tous les prétextes sont bons) (toutes les assurances sont prises?).

J’en avale mon cure-dent ! et maintenant j’angoisse, hardiment ! et je fais le pitre (les cure-dents sont-ils comestibles ? biodégradables ? et les plumes d’oie ?) (si je risque d'attraper le cancer ? ou le sida ?) (de me choper une perforation intestinale ?). Peut-on tuer les cerfs pendant la période des amours ? Et noyer des glaçons dans des coupes de champagne ?

N’importe quoi ! 15h55. Quand elle part en voyage, c’est moi qui utilise la voiture. Il serait temps que j’aille chercher Lianja à l’école (quand est-ce qu’on mange ?) (Lianja l’affamé !). Avant de pointer, je vais d’abord chier.

- Caca payé, c’est toujours ça de gagné !



[1] A la garde de Claire, copine d’Antoinette et maman de Toto, grande prieuse ! et sachant tout conserver (argent, secrets, papiers) (rancoeurs ?).

[2] Et voilà que Superman lui-même se casse la gueule dans l’escalier !

[3] Un inventaire de biens de coloniaux ou de coopérants (déclarant avoir tout perdu, surtout l’honneur, sauf la vie, tous les 5 ans), à savoir (cf.R. Hoen, fonctionnaire de l’O.J., “Manuel pratique de procédure à l’usage des huissiers au Congo belge”, Bruxelles, Larcier, 1953, pp176-177):

- un ventilateur électrique, sans marque, pales en caoutchouc, base en matière coulée;

- un tapis de salon d’environ 3mx4m en raphia, fabrication locale, usagé;

- une glace murale biseautée encadrée de bois foncé, d’environ 2mx1m;

- une pendule de salon, genre Westminster, en bois foncé;

- une table ronde dite table apéritif, en wenge;

- un lustre à 6 lampes en métal cuivré;

- une table de salle à manger avec 6 chaises en bois clair;

- un appareil de T.S.F., marque Philips;

- 2 fauteuils de salon avec 4 coussins en tissu;

- une armoire à 3 portes contenant de la vaisselle;

- 6 assiettes plates en faïence ordinaire, dessin bleu sur fond crème;

- 6 assiettes à soupe en faïence ordinaire, dessin bleu sur fond crème;

- 5 assiettes à dessert, idem;

- une soupière, un ravier, 2 plats à viande, un plat à légumes du même service;

- 4 verres à bière, 5 verres à vin dépareillés;

- une cafetière en porcelaine, une théière, un pot à lait, un pot à sucre, 7 tasses et 6 sous-tasses, un compotier;

- un garde-manger, bois blanc et treillis moustiquaire, 3 fauteuils de véranda en rotin;

- une armoire lingère, 3 nappes, 4 serviettes, une paire de draps de lit.