lundi 19 avril 2010

Le cul de ma femme mariée - Chapitre 40

Didier de Lannoy
« Le cul de ma femme mariée », roman, Quorum, 1998...
El culo de mi mujer casada - De kont van mijn getrouwde vrouw - Evunda ya mwasi na ngai ya libala
Extraits

40


Temse. Le dernier navire de mer construit par les chantiers Boelwerf (en liquidation après la faillite de l’an dernier) a été vendu par la curatelle pour la somme de 1,22 milliards de francs (belges).

Gosselies. La direction de l’entreprise Caterpillar a annoncé, mardi après-midi, que les grèves qui ont cours depuis le mois de mai génèrent une trop grande désorganisation et qu’elle ne les tolérera plus longtemps.

2 fois dormir.

Hier soir, pour la première fois depuis plus d’un mois, je n’avais plus rien à t’écrire. Batteries à plat. Sans plus d’essence. Ni d’huile moteur. Complètement vidé. Et pourtant je revenais d’une chasse aux mots, à peine. Une chasse intense et fructueuse, maléfique ! Comme un cycliste qui a parcouru une trop longue étape, grimpé le Tourmalet sous la canicule.

Claquement des dents, écrasement des os, éclatement du crâne. Nuées de sauterelles s’abattant sur les pays du Nil.

Et comment va-t-elle prendre ça ? aurais-je offensé sa pudeur, ou porté atteinte à sa modestie ? (cela ne vaut pas un divorce, quand même ?) (c’est un roman féministe, non ?) (un vrai roman d’amour!) (je vais devoir me réfugier à la cave pendant les bombardements ?) (avec une cartouche de clopes et quelques casiers de bière) (un briquet Sikkens et un zibulateur) (ça va durer combien de temps ?) (qu’en pensera belle-maman ?) (le cul de sa fille mariée !).[1]

Angoisse ! J’ai la crotte au derrière !

Les mains tremblent, le regard est fixe et la voix rauque ! Que je sois bombardé en colère par une foule d’injures ? que je m’envoie une nouvelle bordée de détritus, en plein dans la gueule ?

Mes seules histoires sont des histoires d’amour ? Fallait-il creuser des tunnels, partir à la recherche de la Toison d’or, des sources du Nil, de l’Eldorado, du Far West, du Klondike, de la Terre promise, du Paradis perdu et des Lieux Saints (et autres expéditions coloniales), de la fortune et du pouvoir ? à la conquête de la Lune et de l’Everest ?

A la poursuite du diamant vert et du rêve américain ? sur une embarcation de contrebande, entre Iquitos et Tabatinga ! Fallait-il se perdre à cache-cache dans les ruelles de Lagos, de Calcutta ou de la Medina de Fes ? donner son nom à une étoile perdue ? dévierger la petite Marie ? escalader le Ruwenzori sur une planche de surf ? libérer la principauté d’Andorre, lui ouvrir un accès à la mer ? chasser le crocodile, en skate-board, dans les égouts de Manhattan ?

Et si ça se terminait comme ça, flop, comme un soufflé crevé, avant la fin de la cérémonie ?

Un coït interrompu, une masturbation contrariée ? On laisse tomber, on arrête tout ? On oublie le Pape, on oublie Mobutu ? On cesse d’écrire ? (nulle part ailleurs sur quoi que ce soit) (et pour toujours!).

Bouteilles de vin sans vin, bouteilles de bière sans bière, tous les cadavres sont définitivement grotesques.

Bon, d’accord ! Ça ne plaira pas à Djuna et à Lianja[2], mais ce soir je serai ringard, je m’écouterai du Jean Ferrat, chantant Louis Aragon (et je préparerai un spaghetti bolognaise) (avec de la worcestershire sauce et du tabasco). Résolument. Le fou d’Elsa, à fond la caisse. Ce sera la fête à l’Huma, ce soir, à la maison.



[1] Le cul, pourquoi le cul ? J'ai mis longtemps à la savoir. Et j'ai longtemps eu peur de cette question (parce qu'un cul s'honore ?) (parce qu'un cul se botte ?) (parce que ça se renifle ou que ça se mouche ?) (qu'elle ne me soit posée) (que je ne sache y répondre). Samedi après-midi, dans ma baignoire, j'ai reniflé quelques éléments d'une possible repartie (des suggestions, des hypothèses) (des bribes, du petit bois) (à enrichir, à travailler):

- parce que j'aime ta façon de danser (quand tu roules et que ça balance ?) (surtout les danses interdites par l'Eglise !) (et par l'Administration du Territoire de l'ancien Congo belge) (le soukous, le mbiri-mbiri, le mutuashi, le sundama, le ndombolo) ?

- parce que tu es fière de ton cul (qu'il soit joufflu et qu'il ait des couleurs) ?

- parce que tout le monde peut le regarder (honteusement, par derrière, en bavant ?) et que tu ne le dévoiles pas devant n'importe qui ?

[2] Ni à Eric-l’héritier. Ni à Vincent X-le-Macédonien (à défaut d'être Zaïko ?), ni à François Maréchal (fils de notaire, ancien de Bastogne, du collège de Godinne et de l’UCMLB) (ancien de la rue Rodenbach).